Côte d’Azur ou Riviera ? Au-delà des formules publicitaires qui ont fait la renommée de cette frange littorale vouée à la villégiature, lieu incontournable des festivals, des mondanités et de l’étalage de signes extérieurs de richesse, existe bel et bien, un paradis de l’aristocratie d’empires disparus, séjour préféré des artistes, jardin d’Eden recréé de toutes pièces, centre de tous les exotismes et conservatoire d’une architecture de plaisance vouée tout d’abord aux séjours d’hiver, puis adonnée aux plaisirs du soleil estival.
La Riviera, qui continue d’être italian ou french pour les anglophones, est ce lieu privilégié où l’on n’est ni tout à fait en Italie ni tout à fait en France. Admirablement exposée sur les innombrables gradins d’un gigantesque amphithéâtre ouvert au midi sur la mer, abrité des vents violents, jouissant d’un climat qui autorise toutes les acclimatations, elle est devenue ce territoire de la frontière propice à la création1 .
Une villégiature cosmopolite
Certes depuis le temps où les premiers touristes s’installaient tant bien que mal à Hyères vers 1750, profitant de la proximité de Toulon qui offrait sa rade et ses routes, ce littoral n’était guère qu’un lieu de passage des aristocrates qui se précipitaient vers la Toscane, Rome, ou Naples à la recherche des sources de leur culture et des champs de ruines propres à les fournir en antiquités.
Ce n’est que dans le second quart du XIXe siècle que le regard de certains d’entre eux s’est arrêté sur ces déserts pittoresques et agréables, où ils surent créer une Italie nouvelle. Nice ou Gênes offraient bien sûr les agréments de villes déjà, et anciennement, constituées, ceinturées de leurs propres résidences de villégiature. Mais la question n’était pas de s’intégrer dans une trame urbaine et sociale existante, étrangère d’ailleurs à ces touristes qui, tels des colons, transportaient avec eux leur art de vivre et firent venir leurs architectes, attirèrent amis et relations, installèrent leur domesticité et commencèrent bientôt à faire de la promotion immobilière.
Un exemple classique : empêché de pénétrer dans le royaume de Piémont tout proche, c’est-à-dire à l’entrée de Nice, par une épidémie de choléra, Henry Brougham, lord chancelier d’Angleterre, jette son dévolu sur le minuscule village de Cannes, achète plus d’une centaine d’hectares, fait construite en 1835 par Louis Larras2 , architecte et ingénieur, une superbe villa néo-classique qu’il n’aura de cesse d’embellir et d’agrandir. Il y meurt en 1868. Puis le domaine est loti par étapes, pendant plus de soixante ans, laissant à la maison un reliquat du jardin. D’autres surent profiter de l’arrivée imminente du chemin de fer pour lancer des lotissements prêts à bâtir, avec viabilité et jardins tracés, tel lord Woolfield, à Cannes encore, vers 1860. Il est vrai que l’arrivée du train à Toulon, dès 1859, avait mit tout à coup Paris à seulement vingt-six heures d’Hyères ! On mesure ainsi le déferlement de la villégiature à l’avancement de la ligne du PLM qui atteint Vintimille en 1872.
Aristocrates anglais et russes, allemands, belges, français s’installent et recréent des réseaux de liens sociaux, organisant fêtes et réceptions et incitant à la création des lieux de spectacles et de festivité. Partout des casinos et des théâtres sortent de terre, des églises aussi, orthodoxes à Nice, Cannes et San Remo, évangéliques ou anglicanes un peu partout, et des palaces qui répondent à une demande pressante de confort et de luxe. Les souverains ne sont pas en reste : la reine Victoria la première, qui semble résider partout mais ne construit rien, la tsarine, pour qui l’architecte cannois Charles Baron bouleverse la villa des Dunes en 1879, le roi des Belges qui construit à Villefranche la Léopolda3 ; Bao Daï qui se contente d’acheter le château Thorenc, rénové par Léon Le Bel et Louis Süe ; le roi d’Arabie, enfin, qui a démesurément agrandi le château de l’Horizon édifié par Barry Dierks pour l’actrice Maxine Eliott vers 1930.
Banquiers et chevaliers d’industrie, américains et artistes, commerçants et veuves de guerre les ont suivis et sont les principaux commanditaires des centaines d’architectes qui ont travaillé sur toute la côte. Ils sont partout les artisans d’une véritable création urbaine : villas et hôtels, lieux de plaisir, de sport et de culture, avenues, promenades, marchés, squares sortent de leurs agences. Rien que pour Cannes, de 1835 à 1970, cent cinquante-sept architectes du XIXe siècle et deux cent vingt-trois du XXe ont été répertoriés4 . À partir de 1850, il est acquis que la tendance est à la densification du bâti. La demande croissante d’équipement ne fera que s’amplifier et se poursuit aujourd’hui. Chaque localité est devenue une ville véritable, les parcs ont cédé la place à des lotissements, les villas à des immeubles. Mais si ce littoral garde encore un certain charme en dépit de la densité des constructions, cela tient en partie à la qualité des espaces paysagers, plutôt exotiques, que le XIXe siècle a su y implanter et qui sert pour la Côte d’Azur, à son corps défendant, de trame à l’urbanisation et pour la Riviera à la difficulté du relief qui a limité ce phénomène. Certains de ces jardins sont de grandes créations architecturales et botaniques.
Leur caractère méditerranéen ne fera que s’accentuer après Ferdinand Bac5 , devenant à leur tour des sources d’inspiration pour d’autres cieux.
Du classicisme au pittoresque
On a trop dit que cette côte était un ramassis de tous les styles possibles et imaginables.
Il est vrai que l’on y trouve des manoirs très anglais, des chalets pas trop suisses, des villas mauresques, des châteaux néo-gothiques, des abbayes romanes plutôt fausses et des demeures aménagées autour de vestiges historiques déplacés pour des commanditaires au goût d’antiquaire. Cela reste somme toute exceptionnel. Ce qui frappe, cependant, c’est le fort
courant classique qui a présidé à la majorité des constructions, largement conditionné par les recueils de modèles dont les architectes sont un peu les otages. Il passe au fil du temps d’une sensibilité néo-classique à un classicisme plus convenu, avec Charles Baron à Cannes, et, enfin, à une conception plus pittoresque où d’autres critères entrent alors en jeu : dissymétrie, jeux de volumes, richesse décorative et ouverture sur l’extérieur par de nombreux bow-windows. On s’applique à hiérarchiser la résidence des maîtres, faite pour recevoir avec lustre, et ses annexes à l’allure rustique alliant brique et bois découpés, conciergerie, chalet, maison du jardinier. L’usage du fer bat alors son plein dans la réalisation de jardins d’hiver, de halls et de galeries d’immeubles ou d’hôtels.
Ce courant a son complément, c’est l’italianisme de nombre de constructions aux volumes nets couronnés de balustrades, aux murs nus encadrés de bossages, aux percements individualisés. Et lorqu’on s’intéressera à une expression davantage régionalisée, au tournant du XX° siècle, avec Messiah, André Garpard ou Henri Stoecklin, les frises peintes ou sculptées, les décors de sgrafite, la forte couleur des enduits, les belvédères et les loggias feront leur apparition, s’intégrant au paysage culturel existant avec naturel.
On pourrait penser que la modernité a bouleversé ce panorama idyllique. En fait l’avant-garde, très ponctuelle, resta le fait de commanditaires de la classe moyenne et d’une poignée d’architectes étrangers à la région. Le Corbusier ou Eileen Gray n’ont fait que prendre la suite de Charles Garnier qui édifia sa propre villa à Bordighera.
Les Noailles à Hyères avec Maillet-Stevens sont l’exception. La modernité a surtout infléchi le courant classique6 .
Elle le simplifia et lui ôta ses scories savantes Ou trop démonstratives sans le réduire, car il convenait à la société qui l’utilisait pour ses qualités d’espace, de proportions et de représentation. Vers 1935, des architectes comme Émile Molinié, Charles Nicod ou César Cavallin ont créé nombre de maisons dont la dissymétrie de volumes imbriqués, la nudité des murs ou les dimensions des baies sont modernes, mais dont le concept reste classique. Il en est de même dès 1925 pour les réalisations de l’architecte américain Barry Dierks entre Grasse, Vence et Antibes. Tôt inspiré des villas californiennes d’Irving J. Gill7 , il a lié la conception rationnelle de ses espaces à une volumétrie souvent très épurée et créé un style bien à lui, nourri de références hispaniques, presque abstraites, sans doute mieux adaptées à une architecture de plus en plus estivale.
Ainsi la Riviera serait-elle pour l’Europe moderne ce qu’a été la villa de Tibur pour Hadrien : un condensé des rêves induits par la culture et les voyages, la transmutation des monuments disparus, l’évocation des lieux du bonheur ou d’un orient onirique, l’acclimatation des végétaux du bout du monde. Tout y évoque l’ailleurs, y compris la modernité qui est ici une autre manière d’interpréter le vieux fond des civilisations de la Méditerranée.
François FRAY
Conservateur du Patrimoine Inventaire PACA
- 1918-1958. La Côte d’Azur et la Modernité. Catalogue d’expositions. 295 p. R.M.N. 1997. ↩
- Milliet-Mondon Camille. Cannes 1835-1914. Villégiature, urbanisme, architectures. 159 p. Éditions Serre. Nice. ↩
- Del Rosso Laurent. Recensement du patrimoine balnéaire du canton de Villefranche-sur-Mer. Service régional de l’Inventaire Provence- Alpes-Côte d’Azur. En cours. ↩
- Fray François. Mondon Camille. Recensement du patrimoine balnéaire de Cannes. Service régional de l’Inventaire Provence- Alpes-Côte d’Azur. 1981-1999. Base Mérimée du ministère de la Culture. ↩
- Boursier-Mougenot Ernest. Racine Michel. Jardins de la Côte d’Azur. Edisud-Arpei. Aix-en-Provence. 1987. ↩
- Monnier Gérard. Une architecture méditerranéenne ? Revue Monuments Historiques. P. 78 à 88. N° 125. Février-mars 1983. ↩
- Saylor Henry H. Architectural styles for country houses. Robert M. McBride & Company. New York. 1919. P 127-133. ↩